The Beatles – Let it Be – Part 1 – Le chant du cygne.

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1969. Les Beatles se retrouvent après quelques mois, George Harrison s’est plongé dans l’écriture de musiques expérimentales, au même titre que John et Yoko, tandis que Paul peaufine quelques titres de son côté en se ressourçant avec Linda du côté de Campbelltown, et Ringo se sent de plus en plus attiré par le cinéma.

L’idée qui a germé partait d’une bonne intention : ils voulaient clôre la décennie par un show qui marquerait leur grand retour sur scène depuis plus de trois ans ( leur dernière prestation scénique s’étant déroulée au Candlestick Park de San Francisco le 29 août 1966 ).

Le concert devait s’apparenter à un spectacle télévisé présentant le groupe qui déploierait, pour l’occasion, ce jeu de scène qui a forgé sa renommée mondiale. Ils rejetaient ainsi la sorcellerie du studio, dans laquelle ils se complaisaient depuis Sgt.Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Comme il fut d’ailleurs expliqué par un communiqué de presse publié par Apple, à l’occasion de la sortie du single Get Back, il s’agissait de présenter les Beatles, aussi live que possible, à l’age du tout électronique, les Beatles comme la nature les avait créés.

Malheureusement, le manque de compositions abouties avait envenimé les rapports entre les quatre membres du groupe et les séances de Get Back montrèrent finalement les Beatles se séparant devant les caméras. Une fin pour le moins affligeante pour une carrière des plus glorieuses, après un mois de querelles intestines, de comportements méprisables et de travail négligé.

Bizarrement, les répetitions étaient dépourvues de confrontations violentes. A l’inverse de leurs contemporains, les Who et les Kinks notamment, où chacun défendait violemment son opinion, les Beatles s’apparentaient plutôt à une famille en proie à quelques difficultés, préférant laisser couver leur ressentiment.Plutôt que de se taper dessus, ils se muraient dans de longues périodes de mutisme ou partaient dans des fous rires pesants, préférant souffrir en silence.

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Frustré de ne pas pouvoir exprimer sa créativité et écoeuré d’être considéré comme un accompagnateur, Harrison finit par craquer et déserta pour une semaine les répétitions pour aller s’éclaircir les idées en s’isolant un peu pendant quelques jours. Un tel sentiment de frustration avait provoqué le bref départ de Ringo Starr du groupe un an auparavant, pendant les sessions du Double Blanc ( il était parti en Sardaigne sur le yacht de Peter Sellers pendant quinze jours ne revenant que pour enregistrer les prestations « live » de Hey Jude et Revolution au David Frost Show, en septembre 1968. )

Avec une carrière dans le cinéma qui semblait bien démarrer, les Beatles étaient devenu une corvée pour lui. L’obsession de Lennon envers Yoko Ono franchit un nouveau sommet qui vit les deux amants sombrer dans les affres de l’héroïne, poussant John à s’éloigner du reste du groupe et laissant sa nouvelle partenaire s’exprimer en son nom au grand dam et au plus grand énervement des trois autres Beatles.

Coincé au milieu de cette bande, McCartney essayait tant bien que mal de recoller les morceaux, s’excusant quand il dépassait les bornes avec Harrison et acceptant la relation entre John et Yoko, malgré son effet dévastateur sur le moral du groupe.

 » Ils dépassaient les bornes  » declara Paul, mais c’était devenu une habitude chez John. Dans cinquante ans, ça deviendra une histoire complètement absurde et comique. On racontera que nous nous sommes séparés à cause de l’habitude de Yoko de s’asseoir sur mon ampli.

C’est McCartney qui le premier a eu l’idée de monter les séances de Get Back, estimant que cette approche live pousserait les Beatles à travailler de nouveau ensemble, comme à leurs débuts. Malgré les différends personnels qui avaient pû pourri l’enregistrement déjà chaotique du Double Blanc, il y avait quand même des moments plus gais, où leur jeu retrouvait une certaine unité, notamment sur des simples morceaux rock comme Yer Blues ou Birthday.

Je pensais que c’était une excellente idée, raconte George Martin, leur producteur des débuts. Les Beatles disaient  » Répétons tous les morceaux prévus pour l’album, réglons les moindres détails en groupe, enregistrons-le live, devant un public et sortons-le tel quel. Personne jusque-là n’avait jamais réalisé un album ne comprenant que des inédits, mais je les soutenais à fond dans ce projet.

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Ce côté live, devait raviver leurs talents de musiciens. Les multiples lourdeurs qui avaient jalonné l’enregistrement de Sgt. Pepper et avant cela, de Revolver, avaient rendu les Beatles paresseux, mais McCartney estimait pourtant qu’avec une bonne motivation et un projet bien ficelé, ils pourraient s’en sortir. Il proposa que les Beatles fassent leur come-back lors de trois au Roundhouse de Londres, à partir du 15 ou 16 décembre, rien n’était réellement fixé. Mary Hopkin et Jackie Lomax seront également présents fit-on savoir lors d’un communiqué de presse d’Apple le 7 Novembre 1968. Ce sera des concerts de charité avec sans doute une émission télévisée d’une heure, basée sur ce spectacle.

Ils seront explosifs, annonçait avec enthousiasme Jeremy Banks, d’Apple, au New Musical Express. Les négociations avec la Roundhouse ne font que commencer, mais elles seront conclues cette semaine. Et bien que les concerts ne soient pas encore confirmés, le Beatles Book, magazine du fan club anglais des Beatles, distribuait déjà des tickets. La date fut annoncée puis démentie sans la moindre déclaration des Beatles, mais peu de temps avant Noël 1968, lors d’une conférence de presse chez Apple, Derek Taylor, déclara que le groupe envisageait de se limiter à un seul concert lequel était prévu pour le 18 janvier 1969. Deux émissions télévisées spéciales d’une heure étaient prévues. Dans la première, un documentaire montrerait les beatles en train de répéter le spectacle. La deuxième serait une émission sur le concert. En bon intellectuel, McCartney avait été impressionné par un documentaire consacré à Pablo Picasso, où l’on voyait le peintre réaliser une de ses oeuvres
devant les caméras et souhaitait la même approche.  » Je me rappelle avoir eu une idée pour la scène finale, raconte McCartney. Un interminable travelling nous suivrait jusqu’à ce que nous donnions ce concert.  »

Le réalisateur américain Michael Lindsay Hogg, vétéran du Ready Steady Go, fut appelé pour diriger le projet, reprenant au passage son travail déjà réalisé pour le Rock’N’Roll Circus des Rolling Stones et les clips de Hey Jude et Revolution. Denis O’Dell, le producteur de films de Apple, avait réservé le Stage One aux Studios Twickenham, depuis le début du mois de janvier 1969 pour tourner le dernier film de Ringo Starr, The Magic Christian, avec Peter Sellers. En repoussant le tournage de trois semaines, il pourrait y faire venir les Beatles. Une fois ces trois semaines écoulées, ils seraient fin prêts pour le concert dans un lieu qui se devait d’être visuellement impressionnant. O’Dell aimait bien l’idée d’une vieille usine désaffectée, qu’il avait repéré au bord de la Tamise. Mais Lindsay-Hogg restait obsédé par un projet que lui avait suggéré Peter Swales, l’assistant de Mick Jagger. Il s’agissait de commencer le spectacle dans un lieu surréaliste et exotique, comme un amphithéatre romain ou un désert. Le public, de toute nation, race et religion que ce soit, affluerait progressivement au fur et à mesure du concert. Le seul obstacle était que ni George Harrison ni Ringo Starr ne voulait partir à l’étranger.

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L’entêtement de Lindsay-Hogg finit par irriter McCartney qui s’estimait capable de faire un meilleur boulot.

Lorsque le réalisateur a suggéré que le groupe puisse commencer à jouer sans publicité préalable, espérant que le public remplirait spontanément la salle, Paul McCartney lui répliqua séchement  » Je trouve ça complètement absurde, bête et stupide. « . Un voyage de trois jours en Afrique fut pourtant mis en place, pour reconnaître les lieux, et un traîteur avait d »jà été reservé sur place.

Bien que le concert ne soit pas encore planifié, les répétitions commencèrent le 2 Janvier 1969 à Twickenham. Avec trois semaines pour préparer une heure de concert, le planning de travail s’avérait serré pour des musiciens qui avaient pris l’habitude de ne pas se presser en studio. A un moment donné, lors de ces répétitions, Lennon s’étonna  » Nous n’avons jamais appris autant de titres en si peu de temps, pas vrai ? ». Glyn Johns, était chargé du son sur ce projet. Il avait déjà travaillé avec les Stones, et avait en outre collaboré à l’émission télévisée Around the Beatles, en 1964. Johns était à Twickenham pour surveiller le côté technique. L’enregistrement du concert, et par voie de conséquence, l’album qui en résulterait, serait produit, comme d’habitude par George Martin.

George appelait de temps, mais on me laissait carte blanche, rapporte Johns, le groupe me considérait comme son producteur, en l’absence de George Martin. Je trouvais ça plutôt génant, car pour moi, George Martin restait leur unique producteur.

Bien qu’aucun morceau n’ait été officiellement enregistré à Twickenham, les caméras ont saisi ces répétitions, sur bandes audio afin de les inclure dans le documentaire. Depuis, celles-ci ont servi de bases à des centaines de disques pirates. On y entend le groupe, travailler et retravailler sur une poignées de nouvelles chansons, mais aussi partir dans des improvisations inattendues, des plaisanteries, des parodies, ou dans des reprises de leur ancien répertoire. ou d’autres plus récents. Notamment I Got Stung d’Elvis Presley, Rainy Day Woman de Bob Dylan, Crying Waiting Hoping de Buddy Holly et divers autres grands classiques du Rock’n’Roll comme Lawdy Miss Clawdy, Be Bop A Lula, Whole Lotta Shaking Going On. Certains morceaux montrent un vrai retour au son vintage des vieux titres de Lennon et McCartney, une sorte d’excavation préhistorique, comme sur One After 909, Too Bad About Sorrows, Hot As Sun et I Lost My Little Girl. En outre, on retrouve des ébauches de chansons, Give Me Some Truth de Lennon, A Child Of nature ( ébauche de Jealous Guy ), Watching Rainbows ( ancêtre de Come Together ) et certains titres de McCartney comme The Back Seat Of My Car ou encore Another Day.

Malgré tout ce foisonnement musical, il devint rapidement évident que l’ambiance à l’intérieur du studio ne facilitait pas la création de compositions élaborées.

C’est impossible de jouer de la musique à huit heures du matin où à n’importe quelle heure de la journée, avec des personnes qui vous filment en permanence, et des spots lumineux braqués sur vous déclare un an plus tard John Lennon dans le magazine Rolling Stones. C’était atroce d’être filmé à longueur de temps. L’ambiance dans les studios Twickenham était épouvantable. Je ne voulais qu’une chose, que tout le monde dégage.

Lennon n’était donc visiblement pas dans son meilleur état d’esprit. Les six derniers mois ayant vu sa vie privée prendre un muavais tournant. En octobre 1968, il avait été arrêté avec Yoko Ono pour possession de résine de cannabis. l’amende n’avait pas dépassé les 150 livres, mais Yoko Ono, choquée, fit une fausse couche le mois suivant. Ces deux traumatismes, ajoutés à l’animosité générale du public et de l’entourage des Beatles à l’égard de cette artiste japonaise jugée « bizarre », poussèrent le couple à se réfugier dans l’héroïne.

Je me foutais de tout, confessa Lennon. J’étais défoncé en permanence. Pendant soixante répétitions tu es entouré des pires crâneurs et maniaques qui soient sur Terre, voyez à quoi ça peut ressembler. Sans compter les insultes pour la simple et bonne raison que l’on aime quelqu’un. George a injurié Yoko en la regardant droit dans les yeux dans les bureaux d’Apple et nous n’avons pas relevé. Je me demande encore pourquoi je ne lui en ai pas collé une direct.

Une fois les premiers émois amoureux passés, John et Yoko, sombrant dans une routine faite de télé, de sexe et de drogues, estimaient avoir atteint l’état de relation parfaite. S’estimant sur la même longueur d’onde, ils trouvaient inutiles de devoir exprimer verbalement leurs sentiments. Pour les séances d’enregistrement suivantes, ce fut désastreux. Les problèmes de John nuisaient aussi à sa créativité. Depuis la fin de l’enregistrement du Double Blanc, il avait écrit peu de nouvelles chansons, il y avait des versions inachevées de Dig A Pony, une partie du futur I’ve Got A Feeling, quelques ébauches d’un titre intitulé A Case Of the Blues, et une version explosive de A Child Of Nature. Il a également enregistré au début de 1968 une chanson intitulée Across The Universe, mais son titre le plus abouti à cette époque-là, reste Don’t Let Me Down. au point même d’impressionner Paul McCartney.

Je le prenais comme un appel au secours vraiment sincère, se souvient Paul. Il disait à Yoko qu’il laissait trop percevoir sa vulnérabilité, et lui demande de ne pas le laisser tomber. Paul aida John à joindre entre eux les bouts du morceau pour en faire quelque chose de cohérent.

L’attitude de Lennon était complètement à l’opposé de l’enthousiasme débordant dont faisait preuve McCartney. Entre deux remarques sarcastiques et quelques efforts infructueux pour essayer d’enseigner aux autres ces chansons, il sombra dans un ennui quasiment comateux. Cela se voit clairement à un moment donné du film Let It Be, lorsque Paul explique que les problèmes des Beatles viendraient d’une mauvaise acclimatation au lieu. John le regarde fixement, bouillonnant sur son siège et empoigne brusquement son bras tel un gosse qui ne tient pas en place.

A l’inverse, McCartney venait avec de nouvelles compositions réalisées en un temps record. Il débarqua à Twickenham avec dans ses bagages, plusieurs chansons prêtes à être enregistrées notamment I’ve Got A Feeling, Two Of Us, She Cam In Through the Bathroom Window, et oh Darling, le remarquable Teddy Boy et le gentillet Maxwell’s Silver Hammer.

Le titre le plus prometteur reposait sur un riff de basse qui’il avait ruminé lors d’une matinée de répétitions et qui donnera en fin de compte la chanson Get Back.

Un rock on ne peut plus simple, et dont les paroles sont inspirées des manchettes de journaux relatant le tollé général suscité en 1968 par le discours d’Enoch Powell, Rivers of Blood, dans lequel le député déclarait que la Grande Bretagne serait d’ici vingt ans submergée par les étrangers. Avec des paroles qui, au départ, du moins, débutaient délibérément par l’expression provocatrice  » Y’en a marre de ces pakistanais qui prennent tous nos emplois « . McCartney a du modifier cette phrase pour éviter toute mauvaise interprétation, la transformant en  » Trop de Pakistanais vivent dans des HLM « . Mais estimant que le mot Pakistanais n’était pas suffisamment clair, et préférant éviter toute controverse, il renonça à cette idée, expliquant plus tard que les mots n’avaient rien de raciste. Au contraire, ils dénonçaient le racisme.

Bien que nourrissant secrètement les plus grandes inquiétudes quant à l’avenir des Beatles, Paul McCartney était extrêmement enthousiaste à l’idée de se remettre au travail et de donner à nouveau des concerts.

C’était une période vraiment difficile pour moi, se souvient Paul. Je pense que les drogues, le stresse et la lassitude commençaient à peser sur nous. Cette tension se manifesta dans un rêve boulversant dans lequel il vit Mary, sa mère, décédée en 1956, d’un cancer du sein. Elle avait conseillé à son jeune fils de ne pas tant s’inquiéter et de toujours laisser faire les choses. L’expérience poussa McCartney à écrire la chanson qui deviendra en fin de compte le titre-phare du projet, et au final, l’épitaphe des Beatles.

Paul McCartney reconnaît également que The Long And Winding Road faisait allusion à ses sentiments sur le groupe, sur Apple et sa vie privée. Celle-ci n’était d’ailleurs pas au mieux depuis sa rupture avec Jane Asher, mais elle s’améliorait timidement depuis sa rencontre avec Linda Eastman, quelques mois plus tôt (leur première rencontre avait eu lieu lors de la réception pour le lancement de Sgt.Pepper, chez Brian Epstein, le 19 mai 1967).

J’étais angoissé en permanence, explique Paul. Cette chanson est triste car elle évoque l’inaccessible, cette porte qu’on arrive jamais à franchir.

Paul McCartney n’était pas le seul à être sur les nerf. George Harrison avait passé un Thanksgiving plutôt agréable à Woodstock en compagnie de Bob Dylan et de The Band y retrouvant cette joie indescriptible de jouir d’une totale liberté créatrice. Selon le dirigeant d’Apple, Peter Brown, Noël 1968 fut un moment assez déprimant pour George, qui avait passé la nuit de la St Sylvestre à se disputer avec Pattie, son épouse. Harrison voulait transmettre aux Beatles, vivant alors leur hiver de contrariété, cette ambiance positive vécue en Amérique. Il reconnaîtra plus tard avoir été à ce moment-là extrêmement optimiste.

Je pensais, OK, c’est une nouvelle année, et nous avons une nouvelle méthode d’enregistrement. Il allait être déçu.Toujours considéré comme le petit jeunot de la bande, Harrison débarqua avec beaucoup de belles chansons à Twickenham. Celles-ci furent hélas accueillies avec dérision et désintêret par John, et par des commentaires déplacés chez Paul. Isn’t It A Pity, Let It Down et Something furent ainsi rejetées. Seules For You Blue et I Me Mine bénéficièrent d’un peu d’attention de la part des autres Beatles. All Things Must Pass fut également travaillée de façon intense par le groupe. Mais Harrison n’appréciait pas l’intervention de McCartney sur les arrangements, même si l’une des prises laisse entendre clairement Lennon, McCartney et Harrison chantant chacun à leur tour les lignes du premier couplet. Il se rendit compte qu’il ferait mieux de jouer ses chansons en solo plutôt que de voir le groupe les ruiner.

C’est justement ces divergences sur leur façon de travailler qui sont à l’origine de l’instant sans doute le plus glacial de Twickenham. Durant un énième après-midi infructueux, Paul et George se brouillèrent sur la manière d’aborder une chanson.

McCartney pinaillait sur le moindre détail, le plus infime problème, tandis que George Harrison, lui, préférait jouer dans un premier temps la chanson dans son intégralité pour avoir ainsi une vue d’ensemble du morceau, une approche qu’il avait appréciée avec le groupe de Dylan, the Band.

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Paul avait une idée fixe en tête qui le taraudait sans cesse au sujet de l’enregistrement de l’un de ses morceaux, se souvient Harrison. Il n’acceptait aucun suggestion de la part des autres. Ca devenait vraiment étouffant.

Dés le début de la deuxième semaine, l’exaspération de Harrison était arrivée à son paroxysme. Bien qu’il ait annoncé avoir écrit une nouvelle chanson, Hear Me Lord, durant le week-end, Lennon et McCartney l’ignoraient complètement. Il débuta le morceau tout seul, pendant que les deux autres se racontaient des blagues à l’autre bout du studio. Pensant à haute voix qui’ils devraient peut-être abandonner l’idée du concert, Harrison s’accrocha avec McCartney au cours d’une répetition inconsistante de Two Of Us.

J’essaye de t’aider, mais j’ai l’impression que ça t’énerve lui lança McCartney, tentant de rester posé dans ses propos. Je jouerai tout ce que tu veux répliqua Harrison, en grinçant des dents. Ou j’arrête de jouer. Tout ce qui te fera plaisir, je le ferai.

Je pense que George en avait vraiment marre que je la ramène en permanence avec mes idées, se rappelle, désabusé, McCartney.

Dans son esprit, je pense qu’il croyait que j’essayais de le diriger. Ce n’était en aucun cas ce que je voulais. Je finissais par me dire qu’il n’était pas si bon de faire savoir ses idées.

Alors que dans le souvenir des anciens Beatles, ce désormais célébre incident ( montré dans le film Let It Be ), serait la cause du départ de George Harrison des séances de Get Back, en réalité le guitariste des Beatles ne quitta le navire que quatre jours plus tard. La véritable raison qui poussa George à claquer la porte du studio demeure encore aujourd’hui obscure, mais certaines rumeurs disent que Lennon et Harrison en seraient venus aux mains pendant la pause déjeuner du 10 janvier. Les enregistrements de cette période ne laissent en rien présager d’un départ imminent du Beatle, mais on sait que sa rancune envers Lennon était forte depuis ses déclarations dans le Disc And Music Echo de la semaine où il déclarait qu’Apple était dans une situation financière critique et risquait de faire faillite dans les six mois.

Harrison serait ainsi revenu du repas après s’être disputé avec Lennon, et aurait annoncé qu’il foutait le camp, purement et simplement, leur suggérant même de passer une annonce dans le New Musical Express pour son remplacement. Il leur lança un dernier  » On se reverra dans un club « , et rentra chez lui, à Esher. Cette altercation lui avait donné la migraine, d’ailleurs immortalisée dans la chanson Wah Wah. Pour Lennon, le comportement de Harrison venait d’une blessure infectée,
hier on lui a même rouverte et on ne lui a donné aucun pansement. Cette année il a enfin réalisé qui il était réellement.

En dépit du départ de George Harrison, les séances de répetition se sont poursuivies, ce qui montrent que les trois autres ne prenaient pas trop au sérieux ses menaces. Ils se lancèrent même dans une sorte de blue improvisé rempli de larsens et de cris aigüs de Yoko Ono qui se retrouvait ainsi au premier rang, se joignant aux Beatles. Lennon était certainement le moins bouleversé par la réaction de Harrison. Lorsque Lindsay-Hogg demanda aux trois autres ce qu’ils comptaient faire, John, impassible, répondit  » On n’a plus qu’à se partager les instruments de George. Et puis, plus sérieusement, il ajouta  » Si George ne revient pas avant lundi ou mardi, on demandera à Eric Clapton de jouer. On n’a qu’à continuer comme si de rien n’était.
L’attitude renfermée et condescendante dont John faisait preuve avait exaspéré George. Lors d’un rendez-vous chez Ringo Starr le dimanche suivant, il s’emporte une nouvelle fois quand il se rend compte que John préfère laisser Yoko Ono parler en son nom plutôt que de dire quelque chose de constructif dans une discussion sur la survie des Beatles. Paul se souvient que Yoko racontait comment les Beatles devrait être. Retournant à Liverpool, George Harrison laissa les trois autres passer deux jours stériles de plus à Twickenham. Finalement la décision d’arrêter les séances fut prise. Le vendredi suivant, 15 janvier 1969, lors d’une réunion sous la direction d’Apple qui dura plus de cinq heures, George Harrison accepta de revenir, maisà la seule et unique condition que certaines de ses requêtes soient satisfaites et que le projet de show télévisé soit abandonné. Pour sauver les Beatles, les trois autres acceptèrent.

L’émission étant tombée à l’eau au grand désespoir de Michael Lindsay-Hogg, les séances d’enregistrement furent relocalisées dans les bureaux d’Apple, au 3 Savile Row, afin de terminer l’album, tout en filmant le documentaire sur sa conception.

Malgré les problèmes avec le home-studio que Magic Alex Mardas avait promis aux Beatles, le peu d’équipement qu’il avait construit était inutilisable retardant d’autant le projet, l’environnement était beaucoup plus confortable. Le rez-de chaussée contenait une moquette vert pomme et une cheminée ronronnante.

Pour éviter les frictions, George était ouvert aux idées qui facilitaient le travail. Il trouva la solution en voyant Ray Charles jouer au Royal Festival Hall avec Billy Preston à l’orgue. Les Beatles avaient rencontré Preston à Hambourg en 1962, et George l’invita à venir à Savile Row et à s’y installer, parce que les autres se comportaient bizarrement. Je ne les avais pas vus depuis un moment expliqua Preston, mais ils n’avaient pas beaucoup changé. Ils me mirent à l’aise et me laissèrent faire ce que je voulais. Je n’ai compris que beaucoup plus tard les épreuves qu’ils traversaient.

Il se mit au piano électrique et immédiatement l’ambiance s’améliora se souviendra George. Billy ne savait pas ce qui s’était passé et dans son ignorance, il nous donna un bon coup de pied aux fesses. Au bout de deux semaines chez Apple, les Beatles avaient Get Back et Don’t Let Me Down dans une forme suffisamment aboutie pour qu’elles soient lancées comme nouveau single du groupe.

Ringo Starr l’admettra plus tard dans The Beatles Anthology : Quand on travaillait sur quelque chose de bon, on foutait nos ememrdes au panier. Ils avaient retrouvé le moral raconte Glyn Johns. Je ne pense pas qu’ils en étaient conscients. J’étais soufflé par ce qui se passait, surtout après leur paranoïa sur leur aptitude à rejouer en live.

Paul avait toujours à l’esprit de répéter pour un concert évènement. Avec une opposition considérable de George et Ringo ( dont le tournage du film The Magic Christian devait commencer quelques jours plus tard ),il sembla que la seule option restante était de jouer sur le toit de l’immeuble où ils enregistraient. Ce n’était pas l’amphithéatre que cherchait Lindsay-Hogg, mais s’ils pouvaient arrêter la circulation dans le quartier à l’heure du déjeuner, ça ferait l’affaire. Le concert fut fixé au mardi 30 janvier 1969.

Les Beatles, avec Billy Preston en renfort, prirent possession du toit du 3 Savile Row, pour faire ce qui allait être leur dernier concert, joué pour un public composé du personnel d’Apple, de reporters, d’employés de bureau et de passants. Et pendant trois qurt d’heure, les Beatles serrèrent les rangs, alors qu’ils envoyaient dans l’air froid de Londres leurs titres les plus rock avec un son exceptionnellement puissant. Paul avait raison : Les Beatles eurent beaucoup de plaisir à jouer ensemble, plusieurs prises de Get Back, Don’t Let Me Down, Dig A Pony, I’ve Got A Feeling et One After 909. En toute logique pas une chanson de George ne fut jouée.

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Si la prestation n’avait pas la perfection totale d’une performance en studio, elle en était très proche, et leur énergie pure et joyeuse compensait largement quelques oublis dans les paroles ou un accord mal placé de temps à autre.Un des meilleurs moments du spectacle fut précisément lorsque John Lennon oubliant brusquement le début du troisième couplet de Don’t Let Me Down. Paul McCartney avait chanté en choeur pendant le refrain, mais les couplets de cette chanson d’amour adressée à Yoko Ono n’appartenait qu’à John.

John fit exactement la même chose qu’à la fête de l’église de Woolton tant d’années auparavant, en ce jour mémorable où Paul McCartney vit Lennon pour la première fois : il inventa de nouvelles paroles. Il s’agissait d’ailleurs plus de sons que de mots, mais assez vraisemblables pour permettre à John de bluffer, et quand il s’arrêta pour reprendre son souffle après le vers suivant, il adressa un large sourire de complicité à Paul.

Dans l’ensemble, cela dit, les Beatles se débrouillèrent très bien pendant tout le concert. La section rythmique de McCartney, Harrison et Starr soutenue par le pianiste Billy Preston, était exceptionnellement maîtrisée. Depuis les premieres accords de Get Back, Ringo était toujours là où il fallait, marquant le tempo avec des coups de baguette secs et vifs. L’éxubérance du chant de Paul montre à quel point il est heureux de se retrouver devant un public, même si il ne pouvait pas vraiment bien le voir.

Cette performance montrait que les Beatles n’avait rien perdu de leur doigté, mais c’était apparemment John et Paul qui s’amusaient le plus.

Les entreprises riveraines furent plus ou moins enthousiastes. Ce sont les Beatles ? Mon Dieu on ne les reconnaît pas déclara un passant. Vous appelez ça une performance publique ? Je ne les vois même pas ajouta une femme. La musique est adaptée à certains endroits mais je pense que c’est un peu de l’abus de la jouer en public comme ça et de déranger le business autour se plaignit un homme d’affaires. Le concert impromptu fut interrompu par l’intervention de la police locale, le directeur d’une banque voisine ayant porté plainte pour tapage. Bien qu’il n’y eut aucune arrestation, ce fut aussi théatral que possible. Les Beatles ressentirent les délices du concert. C’était un spectacle fantastique, s’exclama John après coup.

Le lendemain les Beatles retournèrent chez Apple pour continuerles chansons qui n’auraient pas convenu au plein air pour les caméras. The Long And Winding Road, Let It Be et une version plus rigide de Two Of Us. Avec ça dans la boîté le projet fût emballé, et Lindsay-Hoog commença le travail laborieux du montage. De toute façon, plus personne au sein du groupe ne pouvait supporter l’écoute des bandes. Avec Lennon au loin pour sa campagne pour la paix et un travail monstre à venir pour saluer l’arrivée d’Allan Klein, le projet fut donné à Glyn Johns, qui avait déjà mixé quelques titres pour l’usage personnel des Beatles. Bien qu’Apple eût confidentiellement tablé sur une sortie de l’album en mars 1969, il fallut attendre le 10 de ce
mois pour que Johns commence à réunir un certain nombre de chansons.

Les bandes contenaient beaucoup de conversations enregistrées, et même une prise de I’ve Got A Feeling arrêtée en plein milieu. Johns déclara : Je pensais que ce serait le meilleur album des Beatles parce que c’était rès réaliste. Les Beatles ne furent pas d’accord et rejetèrent l’album. Johns fit un autre essai en mai 1969, rassemblant une collection qu’il titra du nom du dernier single, Get Back et qui devait parodier la pochette du premier album des Beatles, Please Please Me, sur une idée de John Lennon. Malgré l’envoi par Apple de démos à quelques radios américaines, ce qui engendra des dizaines de bootlegs, le projet Get Back n’alla jamais plus loin, parce que les Beatles avaient accepté, contre toute attente, d’enregistrer encore un peu ensemble ce qui à terme, devînt Abbey Road. Comme la date de sortie de Get Back, avait été répoussée à la fin de l’été 1969, il a même été suggéré que les nouvelles chansons soient accompagnées d’un album de reprises enregistré pendant les sessions. Mais c’était être un peu trop optimiste.

Get Back était devenu un projet trop embarrassant pour les Beatles, une fissure qu’il aurait fallu reboucher. Ce fut seulement après l’arrivée de Phil Spector que quelque chose sortit des titres ternes enregistrés. A n’en pas douter, aucun des Beatles n’aurait pû s’en sortir seul face à toute cette montagne de bandes. Comme disait Lennon :

Jusque-là nous étions convaincus de ce que nous faisions. Nous avons perdu la foi d’un coup. C’en était arrivé à un point où il n’y avait plus de magie créative.

Dossier compilé par Philippe Prioton – Sources : L’Art des Beatles de Mark Herstgaard, Rolling Stone, Mojo, Revolution les Beatles de Pierre Merle et Jacques Volcouve, L’Intégrale Beatles par Steve Turner, LEs Beatles Chronique de Barry Miles et The Beatles Complete Recording Sessions par Mark Lewisohn.

The Complete Let It Be Sessions – 83 CD compilés par Purple Chick
The Beatles Anthology