Ce mercredi 3 octobre 2018, nous nous sommes réveillés avec une bien triste nouvelle. Geoff Emerick, le légendaire ingénieur du son des Beatles et de Paul McCartney est décédé brutalement. Son cœur qui avait vécu tant d’émotion depuis 1962 a cessé de battre beaucoup trop tôt.
Geoff Emerick a donc fait son entrée aux studios EMI en 1962, peu de temps avant que les Beatles n’y enregistrent Love Me Do. Il n’avait que 15 ans.
Il a été le témoin privilégié de la fabuleuse aventure des Fab Four et travaillait toujours avec Paul McCartney, ces dernières années.
En mai 2010, Geoff était de passage à Paris pour parler de son livre « En Studio avec les Beatles » publié à la fin de l’année 2009 aux Editions Le Mot Et Le Reste. Maccaclub l’avait retrouvé à son hôtel pour un entretien privilégié d’une heure.
Maccaclub : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez rédigé ce livre de souvenirs ?
Geoff Emerick : Ce qui s’est passé, c’est quand travaillant avec d’autres artistes, ceux-ci me posaient toujours des tas de questions à propos des sessions avec les Beatles. Au fil du temps, on m’a demandé : « Mais pourquoi n’écris tu pas un livre ? » Mais je ne pouvais pas le faire seul.
Il y avait ce type, Howard Massey, qui écrivait des articles pour des revues. J’aime bien son style. Il a publié un livre intitulé « Through The Glass » pour les étudiants.
Par chance, un jour il m’a dit… ou j’ai dit : « Veux-tu écrire un livre ? »
Alors on l’a fait. Il habite à Long Island, à New York. On a écouté toutes les chansons des Beatles chronologiquement dans l’ordre dans lequel elles ont été enregistrées. En travaillant avec ce groupe, on n’oublie vraiment rien. Il a commencé à me poser des questions et je disais : « Oh, je me souviens de ceci et de cela. » Mon assistant pour « Sgt Pepper », Richard Lush est venu d’Australie et John Smith du Canada. On s’est rassemblé et on s’est remémoré tout ça. Et j’adore la façon dont Howard a rédigé le livre.
M. : Et votre mémoire est intacte ?
G.E : Oui, car quand j’écoute les chansons des Beatles, cela me ramène directement à la session. Je me souviens quand j’enregistrais les voix, les overdubs de guitare. Parfois ça m’arrive au supermarché ! (rires)
M. : Preniez-vous des notes pendant les sessions ?
G.E : Non, il n’y avait aucune raison de le faire car on ne savait pas ce qui se passerait après. C’était ajouté dans le dossier qu’EMI a conservé. Mal Evans, un des roadies écrivait un journal. Mais il est décédé et le journal a disparu.
M. : Vous souvenez-vous quand vous êtes devenu ingénieur du son pour l’album « Revolver » ?
G.E : Quand vous débutez aux studios EMI, votre premier job est celui d’assistant et vous vous occupez du magnéto. Norman Smith était l’ingénieur du son et on s’entendait bien. Il faisait beaucoup de séances avec George Martin. Donc, quand Norman a décidé de partir pour devenir producteur, notamment pour Pink Floyd, j’ai été promu ingénieur. Un de mes premiers enregistrements fut pour Manfred Mann, cinq mois avant les sessions pour « Revolver ».
Un jour, le patron m’a convoqué dans son bureau et George Martin était présent. Et George m’a demandé : « Tu veux t’occuper des Beatles ? » Oh mon Dieu ! Ma première réaction a été de refuser. Mais j’ai accepté car je n’avais rien à perdre. Quand ils sont arrivés dans le studio, pour la première séance, George Harrison a demandé à George Martin : « Où est Norman ? ». Je me suis senti mal. Mais je crois que Paul était au courant.
M. : La première séance était pour Tomorrow Never Knows. Avec cette chanson, on peut vraiment dire que la musique a changé. Vous souvenez-vous de cette session ?
G.E : Oh oui. Ils n’étaient pas très contents avec le son de la batterie. Alors j’ai rapproché le micro plus près pour obtenir quelque chose de différent. C’est la seule chose qui me soit venue à l’esprit. Et nous avons obtenu un bon son de batterie. Puis, John a commencé à enregistrer les voix et ça sonnait comme le Dalaï Lama. Il n’y avait pas de logiciel ! Juste une console de mixage, un magnéto et une chambre d’écho.
M. : Vous avez eu des ennuis parce que vous ne respectiez pas la distance réglementaire pour placer les micros ?
G.E : J’ai reçu des réprimandes pour ça. Quelqu’un l’a vu et j’ai reçu une lettre de la direction. Il y a eu une réunion où ils m’ont dit que j’avais la permission de le faire, mais uniquement pour les Beatles. Ce qu’il faut en retenir, c’est qu’on a fait sauter des barrières à cette époque. Notamment entre les musiciens classiques et pop.
M. : Vous aviez des rapports très différents avec chacun des Beatles ?
G.E : Je m’entends très bien avec Paul. Je pense qu’il peut lire dans mes pensées et moi dans les siennes. Et Paul est très impliqué dans la musique et il adore ça. John était plus agressif et moins patient. J’ai toujours trouvé George plus suspicieux. C’était sûrement parce que nous vivions dans le sud de l’Angleterre et qu’ils venaient du nord. En ce temps, les rapports entre les gens du nord et ceux du sud étaient bizarres. Je m’entendais bien avec eux, en fait. Mais nous n’étions pas si proches.
M. : Dans votre livre, on apprend que c’est Paul qui a enregistré le solo de guitare sur Taxman…
G.E : Paul est un perfectionniste. Il a perdu patience avec George et l’a joué lui-même. Et Harrison en a vraiment été très contrarié.
M. : Vous avez quitté les studios EMI pendant les séances de l’album Blanc car l’atmosphère devenait vraiment terrible. Et vous avez été rappelé pour la chanson The Ballad Of John And Yoko.
G.E : Oui, il n’avait que Paul et John. C’était amusant à faire. Paul a joué de la batterie. C’était une session très rapide et beaucoup de fun.
M. : Que pensez-vous des Remasterisations publiées le 09 09 2009 ?
G.E : Je ne m’en suis pas occupé. J’ai écouté les monos et j’ai discuté avec quelqu’un qui m’a affirmé : « Nous n’avons rien fait de spécial là-dessus. » Mais ça sonne trop bien en fait. Il y a une sorte de nettoyage et des trucs qui manquent… des petites crasses sonores qui sont parties. C’est bien propre et bien fort. Les stéréos ne sont pas bonnes à mon goût. Les Beatles sont des icones. N’y touchez pas ! C’est comme si vous prenez le tableau « La Joconde » et que vous dîtes : « Tiens, je vais changer la couleur du fond ! » C’est ce qu’ils ont fait ! Je ne sais pas pourquoi ça leur a pris cinq ans pour remasteriser ça.
M. : Comment avez-vous réagi sur le fait que des gens ont modifié votre travail ?
G.E : Ce n’est pas bien. Je veux dire que c’est un peu insultant. Ce qui est drôle avec Abbey Road, c’est qu’ils disent : « Nous avons enregistré les Beatles ! » Mais c’est faux. Moi, je l’ai fait ! Et ils ont l’air de penser qu’ils avaient à être impliqués là-dedans. D’un point de vue artistique, ils ne savent pas ce que j’avais à l’esprit quand j’ai mixé tout ça. Ils se sont concentrés sur les qualités techniques. Le côté artistique a été laissé à l’abandon. Ce n’est pas le son que j’ai créé. C’est différent maintenant.
M. : Paul a annoncé une nouvelle sortie de « Band On The Run » pour septembre 2010… avec une nouvelle masterisation…
G.E : (visiblement pas au courant du projet- Ndr) Je ne suis pas impliqué dans ce projet. Ca ne va pas apporter grand-chose car quand j’ai travaillé sur la version de 1998, à New York, évidemment ça sonnait beaucoup plus fort. Si je m’en occupais maintenant, je reprendrai le master des bandes originales.
M. : Vous travaillez toujours avec McCartney ?
G.E : Oui. Quand on s’est retrouvés l’an dernier, nous avons travaillé sur la chanson I Want To Come Home pour le film « Everybody’s Fine » avec Robet de Niro. Puis, j’ai mixé les concerts du Citi Fields et je vais travailler sur le show du Radio City Hall qu’il a fait pour David Lynch. (Quelques jours après l’interview, Geoff Emerick sera présent à Washington, pour le show à la Maison Blanche.)
M. : Qu’elle est votre relation avec Paul ?
G.E : Elle dure depuis 1962. Parfois, on ne se voit pas pendant un bon bout de temps. Puis, on reparle du bon vieux temps. En studio, c’est beaucoup de travail et de concentration.
M. : Vous avez travaillé sur pas mal d’albums de Macca…
G.E : « Band On The Run » à Lagos, en Afrique. Les temps étaient durs. Paul s’est fait dévaliser et a failli y passer. Mais en y regardant bien, c’était une aventure et bien amusant.
« London Town », c’était dans les Caraïbes. Nous avions trois bateaux et on avait embarqué le Record Plant à l’arrière de l’un d’eux. On a essayé d’enregistré sur le pont. On avait jeté l’ancre dans une baie. Ca bougeait trop et on eu des ennuis avec les autres plaisanciers qui voulaient un peu de calme. C’était un peu problématique. Nous sommes restés quatre semaines. J’avais installé la console de mixage au fond de la cabine, d’un côté il y avait les synthétiseurs et de l’autre les guitares.
M. : Avez-vous été surpris quand Paul a débuté une vraie carrière solo avec « Tug Of War » ?
G.E : Pour être honnête avec vous, non. C’était toujours Paul, avec les Wings ou pas. Les Wings n’étaient pas les Wings sans les harmonies de Linda. C’est étonnant d’ailleurs car si on retire la voix de Linda sur une chanson des Wings, ce n’est plus du tout pareil.
M. : Quels sont vos nouveaux projets ?
G.E : L’an dernier, nous avons fait le spectacle Sgt Pepper de Cheap Trick à Las Vegas. Nous avons fait 36 représentations au Casino Paris. Je suis impliqué dans un autre projet Beatles. Avec ce type qui a fait ces concerts avec Elvis sur un écran. Nous allons créer une réplique du Studio 2 d’Abbey Road et le public pourra se disperser à l’intérieur. On démarrera avec Love Me Do, jusqu’à The End. Nous sommes allés auditionner au Cavern Club. Nous avons trouvé quatre nouveaux Beatles. Pas forcément ressemblant, mais qui sonnent vraiment bien. Ce n’est pas comme un groupe de covers. Ca commence en octobre et c’est très excitant.
Propos recueillis par Jean-Luc Leray et Dominique Grandfils en mai 2010.